20

De retour au Hilton Hespérus, Blake Redfield ne s’attarda dans sa chambre avec vue sur Vénus que le temps de se rendre présentable. Puis, en chemise blanche, cravate brune et costume sombre de coupe élégante, il regagna le Muséum Hespérien pour y faire une entrée moins pitoyable que la fois précédente.

Les aventures qu’il venait de vivre l’avaient laissé étrangement indécis, troublé. Le fait d’apercevoir Linda dans une rue de Manhattan avait engendré en lui une curiosité qui était devenue insatiable.

Ses recherches sur la disparition mystérieuse de son amie d’enfance lui permettaient de développer sa passion de collectionneur, car il n’était nulle part aussi à son aise que dans les vieilles librairies et au milieu des piles de livres et des fichiers des bibliothèques, que les informations cherchées soient transcrites sous forme binaire ou écrites sur des feuilles de papier ou de plastique. Il s’était ainsi acheminé en trébuchant sur la piste interminable et soigneusement camouflée de ce culte international ténébreux qu’il n’avait que récemment pu rattacher aux prophètes du Libre Esprit. Ses capacités de déduction et son don pour échafauder des hypothèses lui avaient permis d’en apprendre bien plus qu’il ne l’aurait cru de prime abord.

Bien avant cela, d’autres passions plus violentes avaient été éveillées, celles qu’il avait entretenues en jouant à l’agent secret avec ses semblables dans les montagnes de l’Arizona. Lorsqu’ils se barbouillaient de cirage, rampaient furtivement dans les sous-bois, se visaient avec des armes projetant des capsules de peinture rouge, manipulaient des explosifs, etc.

Il avait repris cette formation, mais à titre personnel. Désormais, il ne jouait plus avec des projectiles pleins de peinture.

Suivre la piste de Linda… Ellen, ainsi qu’elle se faisait à présent appeler… s’avérait cependant moins agréable qu’il ne l’avait escompté. Lors de leurs retrouvailles… une surprise orchestrée par ses soins…, il s’était attendu à être accueilli à bras ouverts. Au lieu de cela, la jeune femme avait paru tourmentée par des soucis qu’elle ne souhaitait pas lui faire partager, écrasée par des strates de problèmes, coincée dans un enchevêtrement de possibilités. On dénombrait tant de crimes et d’adversaires impitoyables qui poursuivaient dans l’ombre un ballet invisible, tant de loyautés conflictuelles et de recoins à surveiller. Elle était devenue très habile pour dissimuler ses pensées et ses sentiments ; trop habile, sans doute.

Il se demandait à présent dans quelle mesure ses révélations dramatiques l’avaient surprise. Elle connaissait inexplicablement des choses dont il n’avait pratiquement pas conscience.

 

*

 

Enivré par son triomphe mondain, Vincent Darlington accueillit Blake avec exubérance et le guida sous la coupole de la fausse cathédrale. Dans une station spatiale, de telles réceptions étaient des foyers d’intrigues, le cadre de rapports changeants et incestueux, un jeu où les apparences tenaient une place prépondérante. Aigrettes et trapèzes scintillants dansaient sur des crânes à la chevelure… lorsqu’ils n’étaient pas complètement rasés… modelée pour représenter des motifs extravagants : éventails, roues, pains de sucre, ziggourats et tire-bouchons. Ces structures capillaires surmontaient des visages au teint naturel ou artificiel mis en relief par des taches de couleur et, pour certains hommes, par des favoris excentriques. Dans la salle comble, tous les invités semblaient vouloir se regrouper au même endroit, près du buffet. Il existait des gens qui appréciaient de toute évidence les goûts de Darlington en matière de champagne et de hors-d’œuvre, faute de les partager dans le domaine artistique.

Blake reconnut quelques-uns de ses récents compagnons de voyage et fut extrêmement surpris de voir en ce lieu Nancybeth, la compagne de Sondra Sylvester. La jeune femme se matérialisa devant lui alors qu’il tentait de se rapprocher de la vitrine abritant les Sept Piliers de la sagesse. Elle était resplendissante, avec ses cuissardes de plastique vert et sa minijupe blanche en cuir véritable dont les franges pendaient d’une ceinture de chanvre écru. La nudité de son buste était légèrement voilée par des mailles d’aluminium anodisé de la même nuance violette que ses yeux.

— Dites : « Ah », lui murmura-t-elle en redressant le menton et en faisant une moue.

Et lorsqu’il entrouvrit ses lèvres pour lui demander la raison de cette étrange requête, elle y glissa une chose de couleur rosâtre qui éclata sous ses dents.

— Vous sembliez affamé, expliqua-t-elle.

Il mastiqua longuement la bouchée, parvint à déglutir avec difficulté, et répondit :

— Je l’étais.

— Je ne parle pas seulement de votre ventre, Blakey, mais également de vos yeux.

Elle baissa la voix de quelques décibels afin de le contraindre à se pencher vers elle pour l’entendre. Les boucles d’oreilles circulaires de la jeune femme, des miroirs de quinze centimètres de diamètre, se balancèrent tels des pendules et menacèrent de l’hypnotiser.

— Tout au long de cette traversée, j’ai senti que vous me dévoriez du regard.

— Cette expérience a dû être extrêmement éprouvante, déclara-t-il, plus fort qu’il n’en avait eu l’intention.

Les têtes des personnes se trouvant à proximité se tournèrent vers eux. Nancybeth eut un mouvement de recul.

— Idiot ! Ne comprenez-vous pas ce que je vous dis ?

— Si, et croyez bien que je le regrette.

Il tira avantage du repli momentané de Nancybeth pour effectuer une percée de quelques centimètres en direction de son but.

— Avez-vous vu le livre ? Estimez-vous que Darlington lui a donné des funérailles décentes, dans ce mausolée ?

— Que voulez-vous dire ?

Elle avait demandé cela avec suspicion et son menton se trouvait à présent près de l’épaule de Blake. Le risque qu’elle fût repoussée en poupe par la foule se précisait.

— Vince a très bon goût. La dorure des tranches est parfaitement assortie au plafond.

— C’est exactement ce que je voulais dire.

Il venait finalement d’atteindre la châsse pour découvrir que la relique était presque entièrement dissimulée par les assiettes et les verres que les invités se trouvant à proximité avaient posés sur la vitre supérieure. Écœuré, Blake se détourna, toujours accompagné de Nancybeth.

— Je suis surpris de vous voir sans Mme Sylvester.

Si l’esprit de la jeune femme manquait indubitablement de finesse, elle possédait un sixième sens lui permettant de percevoir les désirs de ses interlocuteurs.

— Vince ne lui adresse pas la parole. Il m’a invitée il y a des siècles – parce qu’il pensait qu’elle m’accompagnerait. Il partait du principe que comme elle m’exhiberait devant lui, il exhiberait pour sa part ce livre devant elle.

Blake sourit.

— Vous m’êtes très sympathique, Nancybeth. Vous dites ce que vous pensez.

— Je pense et j’exprime une certaine chose, mais je me heurte à une fin de non-recevoir.

— Désolé. Je dois avouer que c’est une autre personne que je souhaite rencontrer.

Les yeux de Nancybeth se changèrent en glace. Elle haussa les épaules et lui tourna le dos.

Il s’avança au sein de la foule, en dévisageant les convives. Après avoir placé dans une assiette des amuse-gueule divers, il s’écarta des invités et se retrouva seul dans une pièce latérale évoquant une chapelle, le transept de la nef à la coupole grotesque de ce musée-cathédrale. Dans cette petite salle étaient exposés des objets très différents de la pacotille abominable que Darlington avait mise en montre sur l’avant-scène. À l’intérieur des vitrines, Blake reconnut les fossiles vénusiens ayant permis à cette galerie d’art pitoyable et contestable de devenir célèbre dans tout le système solaire.

Il voyait des choses rouges et grises, poussiéreuses et fragmentées, à la morphologie ambiguë. S’il ignorait tout de la paléontologie, il savait malgré tout que les experts reconnaissaient en cela les restes de créatures ayant creusé et rampé, ou encore volé et glissé sur Vénus au cours de la période où ce monde avait été un paradis d’eau et d’oxygène, des millions d’années plus tôt, avant que la rétroaction positive catastrophique de l’effet de serre ne métamorphosât cette planète en un enfer de marais d’acide à la pression atmosphérique écrasante.

Ces fossiles étaient plus évocateurs que descriptifs, cependant. En dépit des nombreux ouvrages leur ayant été consacrés, nul n’avait pu apporter la moindre précision sur les créatures ayant laissé ces empreintes, si ce n’est qu’elles appartenaient à la catégorie des êtres vivants.

Blake songeait tristement au grand nombre d’individus qui, comme Vincent Darlington, possédaient des choses dont ils ignoraient la valeur… valeur vénale exceptée…, lorsque ses sombres méditations furent brusquement interrompues.

Le hurlement d’une femme couvrit le babil des voix des personnes présentes dans la salle adjacente. Un homme l’imita et des détonations se firent entendre avant d’être couvertes par des crépitements et des tintements interminables.

Pendant un bref instant tout resta ensuite silencieux, puis les invités se mirent à crier, hurler et se battre pour gagner la sortie. En esquivant des fuyards paniqués, Blake se retrouva quelques secondes plus tard dans une salle vide qui servait de cadre à une scène sanglante.

Sondra Sylvester se débattait pour se dégager des griffes de Percy Farnsworth et de Nancybeth. Sa lourde robe de soie avait été lacérée par les éclats de verre, et le sang qui coulait de son cuir chevelu ruisselait sur son visage livide. Elle levait son bras droit au-dessus de sa tête, serrant dans son poing un pistolet que sa compagne tentait de saisir en lui hurlant :

— Non, Syl, arrête, arrête…

Entre-temps, Farnsworth avait pris Sylvester par la taille et tentait de la faire tomber. Le cuir chevelu et les épaules de cet homme et de Nancybeth étaient également couverts d’entailles. L’index de la femme se crispa sur la détente et une huitième balle alla traverser les vitraux de la coupole, déclenchant une nouvelle pluie de fragments.

Puis Sylvester lâcha son arme, dont le chargeur était vide. Elle se laissa aller presque lascivement dans les bras des autres, qui durent brusquement la soutenir.

Blake les aida à la porter sur le côté de la salle, là où le sol n’était pas jonché d’éclats de verre. Tant de sang coulait dans les yeux de Sylvester qu’elle ne devait rien voir… la moindre blessure du cuir chevelu, même superficielle, saigne abondamment…, mais rien n’était venu réduire sa vision lorsqu’elle avait tiré les premières munitions de son arme illégale sur Vincent Darlington.

L’homme gisait sur le dos, au milieu d’une mare vermeille qui ne cessait de s’élargir. Ses yeux grands ouverts fixaient sans les voir les cimes des arbres de la surface opposée de la sphère centrale, au-delà de la coupole brisée, et son corps était saupoudré de minuscules éclats de verre.

Derrière lui, en sécurité dans la châsse couverte d’assiettes sales et de flûtes à champagne vides, reposait l’objet de la passion de Sylvester.

 

*

 

Sparta se retrouvait captive d’un kaléidoscope dont les éléments colorés se déplaçaient par à-coups pour dessiner de nouveaux motifs symétriques qui se répétaient à l’infini jusqu’aux limites de son champ de vision, et bien au-delà. Le lent tourbillon de couleurs semblait l’aspirer dans le néant. Une détonation sifflante qui résonnait à l’intérieur de son esprit ponctuait chaque révolution. La scène était étourdissante et très nette…

… et un élément de sa conscience se tenait à l’écart, pour admirer à loisir ce spectacle. Cette partie de son être se remémorait un dessin vu dans le cabinet de consultation d’un oculiste : celui d’une voiture filant à toute allure sur une longue ligne droite traversant un désert et qui passait devant un panneau indicateur sur lequel on pouvait lire : « Point de fuite à quinze kilomètres. »

Ce souvenir déclencha ses rires, qui la réveillèrent.

Ses yeux bleus s’ouvrirent sur ceux encore plus bleus de Viktor Proboda, dont le visage se trouvait à quelques centimètres du sien.

— Comment vous sentez-vous ?

Ses sourcils blonds étaient agités par des tics d’inquiétude.

— Comme quelqu’un qui vient de recevoir un objet contondant sur le crâne. De quoi riais-je, déjà ?

Elle s’assit, avec son aide. L’élancement aigu qui s’éleva du maxillaire inférieur raviva l’ancien souvenir d’un abcès à une dent de sagesse, alors qu’elle avait approximativement quatorze ans. Elle toucha sa joue, précautionneusement.

— Oww ! Je suppose que je dois être belle !

— Je ne crois pas que la mâchoire soit brisée.

— Formidable ! Vous voyez toujours le bon côté des choses, n’est-ce pas ?

Il l’aida à se lever.

— Il faut vous conduire à la clinique. Un traumatisme doit…

— Une minute. N’avez-vous pas croisé votre amie Sondra Sylvester, en venant ici ?

Proboda paraissait visiblement mal à l’aise.

— Si, dans le moyeu, juste au-delà des Portes d’Ishtar. J’ai compris que quelque chose clochait en notant son expression. Elle m’a regardé mais n’a même pas paru me reconnaître. J’ai pensé au robot mineur qui vous avait attaquée à bord du Roi des Étoiles et j’en ai déduit que c’était la raison de votre venue ici. J’ai alors jugé plus urgent de vous chercher.

— Merci… Bon sang !

Elle porta la main à son oreille droite, mais l’auricom ne s’y trouvait plus.

— Elle l’a fait tomber. Viktor, contactez le QG et réclamez l’envoi d’une équipe d’intervention au Muséum Hespérien, au pas de course. Appelez également Darlington et essayez de l’avertir. Je crois que cette femme a l’intention de le tuer.

Estimant préférable de ne pas demander d’explications, il se brancha aussitôt sur le canal d’urgence. Mais à peine eut-il mentionné le nom du musée que le régulateur l’interrompit.

Il écouta un instant, la mâchoire pendante, puis coupa la liaison et regarda Sparta.

— Trop tard.

— Il est mort ? Hochement de tête.

— Elle a criblé son corps de quatre projectiles de calibre .32. Quand son amie et Farnsworth l’ont saisie, elle a vidé le reste du chargeur dans la coupole de verre. Nous pouvons nous estimer heureux qu’aucun promeneur se trouvant de l’autre côté de la sphère centrale n’ait été touché.

Il voyait à nouveau le bon côté des choses.

Elle le prit par le bras pour le presser de partir et le réconforter. Ce flic corpulent était peiné pour Sylvester, cette personne qu’il admirait tant, et non pour Darlington, qu’il assimilait à une sangsue.

— Venez, dit-elle.

Une femme de grande taille venait d’apparaître sur le seuil de la pièce : Kara Antreen, dont l’aspect sévère et austère détonnait dans ce cadre luxueux.

— Viktor, je vous charge de l’enquête sur l’homicide de Vincent Darlington.

Proboda s’immobilisa, perplexe.

— Mais… nous avons à notre disposition une foule de témoins.

— Voilà qui devrait vous permettre de classer rapidement cette affaire.

— Et… Et en ce qui concerne le Roi des Étoiles ?…

— Vous êtes dessaisi du dossier, lui répondit sèchement Antreen.

Elle fixa Sparta, semblant la mettre au défi de protester.

— Ce sont deux enquêtes différentes, désormais. Sparta hésita un instant, avant de hocher la tête.

— C’est exact, Viktor. Votre aide m’a été précieuse, et je vous en remercie.

Le visage du policier s’allongea encore.

— J’estime en outre pouvoir terminer ce travail avec l’assistance du capitaine, ajouta Sparta.

Proboda avait été impressionné par l’efficacité de l’inspecteur Ellen Troy et s’était suffisamment laissé aller pour lui permettre de s’en rendre compte. Il avait même pris sa défense contre son supérieur hiérarchique. Et elle venait à présent de bondir sur la première opportunité de le dessaisir de l’affaire.

— Comme vous voudrez, grommela-t-il.

Il sortit en passant devant Antreen sans adresser un seul regard à Sparta.

Restées seules, elles s’observèrent en silence. Antreen avait fière allure, dans son ensemble de laine gris. Sparta était pour sa part épuisée et mal en point, mais sur ses gardes. Elle ne se sentait plus désavantagée. Elle avait seulement besoin de repos.

— Vous avez de façon répétée et avec ingéniosité réussi à m’éviter, inspecteur Troy, déclara Antreen. Pourquoi ce brusque revirement d’attitude ?

— Je ne crois pas que ce soit le lieu idéal pour en discuter, capitaine, répondit Sparta en désignant du menton les micros et les caméras qui devaient être dissimulés dans la pièce. Les sociétés de ce genre font leur possible pour protéger leurs secrets, et les juges pourraient assimiler cela à une atteinte aux droits des prévenus.

— Oui, certainement, répondit Antreen en laissant ses paupières se clore à demi.

Il vint à l’esprit de Sparta que son interlocutrice avait un don pour la dissimulation. Elle ne s’était pas trahie en apprenant que ses projets venaient d’être découverts.

— Nous regagnons le quartier général, en ce cas ? ajouta-t-elle.

Sparta sortit d’un pas décidé et Antreen la suivit. Elles venaient de s’engager dans le couloir transparent en hélice qui surplombait les salles de contrôle quand Sparta fit une pause contre la rambarde.

— Quelque chose ne va pas ?

— Non, rassurez-vous. Je n’ai pas eu le loisir d’étudier cette scène, en arrivant. J’avais trop à faire. Pour quelqu’un qui n’a jamais quitté la Terre, c’est un spectacle assez impressionnant.

— Je vous crois aisément.

À dix mètres de hauteur, derrière la paroi de verre incurvée, elles baissèrent les yeux sur les hommes et les femmes installés devant les consoles. Certains étaient attentifs à leur travail, d’autres se reposaient et bavardaient oisivement en buvant du café et en fumant des cigarettes, tout en regardant sur des écrans géants les robots qui creusaient et vidaient les entrailles de la planète.

Antreen avait glissé sa main droite dans la poche de sa veste. Elle se pencha vers Sparta, un mouvement qu’un Arabe ou un Japonais n’eût sans doute pas remarqué mais suffisant pour rendre une Euro-Américaine nerveuse.

Sparta se tourna vers elle, apparemment détendue mais sur ses gardes.

— Nous pouvons parler librement, ici, murmura-t-elle. Ils n’ont ni yeux ni oreilles, dans cette zone.

— Vous en êtes certaine ?

— J’ai vérifié ce passage, en venant. Alors, cessons de jouer la comédie, d’accord ?

— Quoi ?

L’exclamation d’Antreen traduisait un sentiment d’outrage, et non de culpabilité. Sparta avait décidément affaire à forte partie.

— Vous avez dû recevoir les dossiers que j’ai réclamés à Terre Central, n’est-ce pas ?

Elle jouait à l’inspecteur du quartier général peu disposé à ménager la brigade locale.

— Oui, évidemment.

La femme venait de dissimuler ce qu’elle éprouvait derrière un masque de colère, mais Sparta lui rit au visage.

— Vous ne savez même pas de quoi je parle. Brusquement soupçonneuse, Antreen garda le silence.

Sparta l’aiguillonna sans ménagement.

— Le dossier des Pavlakis Lines. Je vous serais obligée de bien vouloir réveiller les membres de votre équipe, si ça ne vous ennuie pas trop.

Mais, derrière le rictus méprisant de son visage contusionné et maculé de suie, Sparta devait mener un véritable combat pour empêcher sa conscience de se fragmenter à nouveau. Les bouts de verre colorés du kaléidoscope reprenaient leur ronde aux limites de son champ de vision.

— Si vous aviez pris connaissance des rapports, vous sauriez que c’est Dimitrios qui a voulu se venger du jeune Pavlakis. Eh oui, le mobile est un désir de revanche. Parce que ce gosse a mis un terme à une période de quarante années de fraudes aux assurances organisées par Dimitrios et son père. Mais il a fait le jeu de ses adversaires en engageant Wycherly pour veiller sur ses intérêts. Cet homme était plongé jusqu’au cou dans leurs affaires douteuses et avait désespérément besoin d’argent. En outre, il se savait déjà condamné. Vous comprenez ?

— Nous savons tout cela, rétorqua sèchement Antreen.

À nouveau de la colère, à laquelle se superposaient de la suffisance et du soulagement, car les propos de Sparta ne se rapportaient qu’à leur travail.

— Nous avons reçu la déposition de Dimitrios et de la veuve de Wycherly. Pavlakis est venu nous voir, peu avant l’explosion. Il disait s’être douté depuis le début que Dimitrios avait organisé un accident bidon.

— Vraiment ?

Sparta eut un sourire, que son visage enflé et noirci changea en grimace.

— Alors, que faites-vous ici ?

— J’étais venue afin de…

Mais à présent Antreen ne pouvait plus feindre l’indifférence.

— … vous en informer.

— Et nous voici face à face. Il vous en a fallu, du temps, pour me rencontrer sans témoins.

— Vous savez !

Antreen regarda rapidement de tous côtés. Si elles n’étaient pas seules, un conduit de verre sans micros espions les séparait des contrôleurs. Lorsqu’elle aurait achevé sa besogne, personne ne pourrait fournir un témoignage recevable.

Nul ne serait à même d’infirmer sa version des faits.

Elle sortit sa main de sa poche, pour découvrir qu’elle avait commis une erreur en se rapprochant à ce point de Sparta, qui releva brusquement son bras droit et saisit son poignet. Une microseconde plus tard, Antreen titubait. Sparta la tira latéralement par son bras captif, mettant sa résistance à profit. Surprise, Antreen voulut se déplacer afin de recouvrer son équilibre, mais sa jambe heurta la cuisse de Sparta. Elle plongea, et ses projets furent contrecarrés. Elle roula sur le dos, mais Sparta ne lâcha pas son poignet, et ce fut avec lourdeur qu’elle chut sur l’épaisse moquette.

Si Sparta avait été un peu plus forte, un peu plus corpulente, un peu moins lasse… si elle avait été parfaite…, sans doute aurait-elle pu empêcher ce qui se produisit ensuite. Mais Antreen était rapide et musclée, et elle avait également suivi un entraînement intensif. En prenant appui sur ses longues jambes et son bras libre, elle roula et fit basculer son adversaire en travers de son corps. Sparta profita de ce mouvement pour accentuer la clé qu’elle portait à son bras. Dans un autre demi-tour, cependant, elle se verrait contrainte de lâcher prise et son adversaire se trouverait alors à califourchon sur elle.

Puis Antreen hurla en sentant la pointe pénétrer dans sa colonne vertébrale.

La souffrance alla crescendo, mais telle ne fut pas la raison de son cri. Elle exprimait ainsi l’horreur de ce qui lui arrivait, ce qui allait lui arriver – ce qui surviendrait rapidement, mais trop lentement malgré tout.

Sparta retira aussitôt le cylindre qui saillait du dos de son adversaire, et ce fut seulement à cet instant qu’elle vit de quelle arme il s’agissait. Et qu’elle sut qu’il était déjà trop tard…

… car l’aiguille télescopique s’était déployée et se glissait tel un ver filiforme dans la moelle épinière d’Antreen, à la recherche de son cerveau. Bien que ne pouvant plus sentir l’approche rapide de la mort mentale, celle-ci hurlait toujours.

Sparta jeta le cylindre de la seringue hypodermique vide sur le tapis et s’assit, jambes allongées, s’appuyant sur ses bras tendus en arrière, prenant des inspirations profondes. Des bruits de bottes résonnèrent dans le passage et des policiers apparurent, étourdisseur au poing. Ils parvinrent à s’arrêter en bon ordre et ceux du premier rang s’agenouillèrent. Les gueules d’une demi-douzaine de pistolets furent braquées sur Sparta.

Antreen continuait de se débattre, allongée sur le dos. Elle pleurait, à présent, versant des larmes de regrets sur sa conscience qui s’amenuisait.

Viktor Proboda s’ouvrit un chemin au milieu des hommes de la patrouille et alla s’agenouiller près d’elle. Il tendit ses grosses mains dans sa direction puis hésita, n’osant pas la toucher.

— Vous ne pouvez rien pour elle, Viktor, murmura Sparta. Elle ne souffre pas.

— Que lui arrive-t-il ?

— Elle oublie. Elle oublie tout cela. Dans quelques secondes, elle cessera de pleurer pour la simple raison qu’elle aura également oublié les raisons de ses pleurs.

Proboda regarda Antreen, son beau visage encadré de cheveux gris encore déformé en masque de Méduse, mais où la terreur commençait à s’estomper et les larmes à se tarir.

— Nous ne pouvons rien pour elle ? Sparta secoua la tête.

— Pas pour l’instant. Plus tard, peut-être. S’ils y sont disposés, ce dont je doute.

— Ils ?

Elle écarta sa question d’un geste de la main.

— Pas maintenant, Viktor.

Proboda décida d’attendre. L’inspecteur Troy disait beaucoup de choses qui le dépassaient, lorsqu’il les entendait pour la première fois. Il se redressa et hurla en direction du plafond :

— Où est cette foutue civière ? Grouillez-vous, bon sang !

Il enjamba Antreen et vint vers Sparta, pour lui tendre la main. Elle la prit et il la releva.

— La plupart des employés de cette compagnie vous observaient. Ils nous ont contactés immédiatement.

— J’avais dit à Antreen qu’on ne trouvait ici aucun système de surveillance. Elle était tellement impatiente de m’éliminer qu’elle m’a crue. Elle a connu le sort qu’elle me réservait…

— Comment saviez-vous qu’on nous avertirait ?

— Je…

Elle jugea préférable de ne rien dire.

— Une simple supposition, qui s’est heureusement révélée exacte.

Les policiers s’écartèrent pour laisser passer la civière. Alors que deux brancardiers s’agenouillaient à côté d’Antreen, cette dernière déclara d’une voix posée :

— La conscience est tout.

— Mes parents sont-ils toujours en vie ? voulut savoir Sparta.

— Les secrets des adeptes ne peuvent être dévoilés aux profanes.

— Mon père et ma mère étaient-ils des initiés ? Et Laird ?

— Je ne suis pas autorisée à vous le dire.

— Je me souviens de vous, à présent.

— Êtes-vous habilitée à savoir ces choses ?

— Je me remémore votre maison, dans le Maryland. Et l’écureuil qui se laissait glisser le long d’un fil.

— Et moi, devrais-je me souvenir de vous ?

— Je me rappelle également tout ce que vous m’avez fait.

— Devrais-je me souvenir de vous ?

— Le mot Sparta a-t-il une signification particulière pour vous ?

L’incertitude plissa le front d’Antreen.

— Est-ce… un nom ?

Sparta sentit sa gorge se serrer alors que des larmes humidifiaient ses yeux.

— Adieu, femme grise. Vous avez retrouvé votre innocence.

 

*

 

Blake Redfield attendait dans la coursive en apesanteur, à l’extérieur des Portes d’Ishtar, mêlé à la foule des badauds et des journalistes qui avaient emboîté le pas aux policiers en bouillant d’impatience et d’espoir. Sparta franchit la bande jaune délimitant la zone interdite d’accès et le chercha du regard.

Sur son visage, elle lut de la surprise, puis de l’inquiétude. Elle décida de le laisser étudier à loisir ses meurtrissures.

— J’ai surveillé mes arrières, comme tu me l’avais conseillé.

Elle tenta de contraindre ses lèvres enflées à sourire.

— Et c’est alors qu’elle m’a eue par-devant.

Il lui tendit la main, et elle la prit. Ce contact permettait d’ignorer plus facilement le feu roulant des questions des journalistes, les insultes de ceux qui semblaient prêts à tout pour la contraindre à dire quelque chose. Mais lorsque Kara Antreen sortit sur la civière flottante, les enregistreurs photogrammes se tournèrent vers elle et tous s’engouffrèrent dans son sillage, tels des requins derrière un de leurs congénères blessé. Sparta et Blake s’attardèrent un moment…

— On prend un raccourci ?…

… Et quelques secondes plus tard ils avaient disparu.

Ils filaient dans les tunnels et les conduites obscures, en direction de la sphère centrale, se suivant de près.

— Savais-tu qu’il s’agissait d’Antreen depuis le début ? demanda Blake.

— Non, mais lorsque je l’ai vue, cela a aiguillonné ma mémoire. Quelque chose de profondément enfoui et que je ne pouvais amener au niveau du conscient me murmurait de rester loin de cette femme. Cette tentative d’assassinat était la seconde. C’est elle qui a utilisé le robot contre nous, à bord du cargo.

— Je soupçonnais Sylvester.

— Moi également. Le ressentiment est l’ennemi de la raison, et ma colère était telle qu’elle embrumait mes pensées. Sondra Sylvester tenait à ce livre plus qu’à toute autre chose, encore plus qu’à Nancybeth et même qu’à sa revanche contre Darlington. Elle n’aurait jamais couru le risque d’abîmer l’original, même si elle avait écouté nos propos et appris qu’elle était démasquée. C’est Antreen qui a placé les micros dans le vaisseau et suivi notre conversation.

Ils poursuivirent leur progression en silence, jusqu’au moment où ils atteignirent leur poste d’observation secret surplombant les jardins de la sphère centrale et se posèrent sur le sol. Seuls dans cette cage de lumières dansantes, ils éprouvèrent brusquement, inexplicablement, de la timidité.

Sparta dut prendre sur elle pour poursuivre ses explications.

— Antreen est montée à bord du Roi des Étoiles et a inséré le bloc d’alimentation dans le robot, pendant que je tenais ma petite conférence sur le sabotage du Roi des Étoiles et tendais un piège à des personnes innocentes de cet acte.

Elle eut un rire empreint de lassitude.

— L’opportunité qu’elle cherchait s’est présentée avant qu’elle ne soit prête. Elle ne s’attendait certainement pas à avoir affaire à toi. En constatant que la machine avait échoué, elle a dû estimer qu’il serait extrêmement difficile de m’éliminer ; sans courir de risques, tout au moins. Elle a alors décidé d’effacer à nouveau mes souvenirs. Cela ne s’était-il pas avéré efficace, la fois précédente ? Elle comptait s’occuper de toi ensuite.

— As-tu appris du nouveau, sur tes parents ? Au sujet du reste de leur groupe ?

Sparta secoua la tête.

— Et il est trop tard à présent, fit-elle tristement. Antreen ne pourrait plus rien nous dire, même si elle le souhaitait.

Cette fois, ce fut Sparta qui tendit le bras en direction de Blake, avec tendresse.

Il referma sa main sur la sienne puis leva l’autre pour redresser son menton.

— J’en déduis que nous devrons agir seuls. Tous les deux. Les retrouver. Si tu veux bien m’autoriser à rester auprès de toi, évidemment.

Son odeur épicée était tout particulièrement agréable lorsqu’il ne se trouvait qu’à quelques centimètres.

— J’aurais dû te le demander il y a longtemps. Elle se pencha vers lui, privée de poids, et laissa ses lèvres meurtries se poser sur sa bouche.

 

Point de rupture
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